Sabine Wespieser
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Une histoire romaine
Louis-Philippe Dalembert
- Sabine wespieser
- Litterature
- 24 Août 2023
- 9782848054902
Tiraillée entre deux mondes que sépare le Tibre, Laura a bien du mal à s'affranchir des deux puissantes figures féminines qui ont marqué son enfance et son adolescence : rebelle de pacotille dans le bouillonnement politique et culturel des années 1970 et 1980, elle est insensiblement ramenée à sa double lignée, aristocratique et juive.
Sur la rive droite, dans le quartier huppé de Prati, la contessa veille à tenir son rang et à sauver les apparences, malgré les revers de fortune chez les De Pretis : avare d'effusions, elle fascine sa petite-fille par ses récits de la tradition familiale, si ancienne qu'elle semble s'apparenter à une légende. Elle n'a pourtant pas hésité à se séparer de l'impressionnante bibliothèque accumulée au fil des siècles, pour continuer de recevoir deux fois par semaine tout ce que Rome compte d'hôtes d'importance. Et quand sa fille, la récalcitrante Elena, qui deviendra la mère de Laura, et à qui elle désespérait de trouver un bon parti, lui présente enfin Giuseppe, son futur gendre, peu lui importe qu'il soit juif, l'essentiel étant qu'il ne soit pas dans la gêne et que l'union soit bénie par l'Église.
Son mariage avec ce garçon rencontré dans la station balnéaire de Sabaudia, où les Guerrieri possèdent une maison, conduit Elena à s'éloigner de son envahissante comtesse de mère et à s'installer Via Giulia, sur la rive gauche du fleuve. Au quatrième étage de l'immeuble où a grandi Giuseppe règne zia Rachele, tout le contraire de la matriarche de Prati : la plantureuse vieille dame, dont les poches débordent de dragées qu'elle distribue avec générosité à sa nombreuse parentèle, initie Elena, et plus tard Laura, à l'histoire de sa famille non pratiquante qui s'enorgueillit de lointaines racines romaines. Les lois raciales et la guerre l'ont durablement marquée, elle qui, avec sa fratrie, a été miraculeusement sauvée de la déportation grâce à un réseau de résistants. Après la guerre, les Guerrieri accoleront à leur patronyme chrétien leur nom juif, Sabatelli, abandonné à la montée du fascisme.
Maître dans l'art de tresser ces fortes destinées, Louis-Philippe Dalembert emporte le lecteur par l'intelligence, la finesse et l'humour avec lesquels il évoque le double héritage si lourd à porter pour sa descendante. Le personnage principal de son allègre roman n'en reste pas moins la ville de Rome, dont l'écrivain dessine, chemin faisant, un éblouissant portrait - nourri par sa connaissance intime de l'histoire, des charmes et des secrets de la Ville éternelle. -
Le café sans nom
Robert Seethaler
- Sabine wespieser
- Litterature Etrangere
- 7 Septembre 2023
- 9782848054926
Chaque matin, en allant au marché des Carmélites où il travaille comme journalier, dans un faubourg populaire de Vienne, Robert Simon scrute l'intérieur du café poussiéreux dont il rêve de reprendre la gérance. Encouragé par l'effervescence qui s'est emparée de la ville, en pleine reconstruction vingt ans après la chute du nazisme, il décide, la trentaine venue, de se lancer dans une nouvelle vie. Comme le lui dit sa logeuse, une veuve de guerre : « il faut toujours que l'espoir l'emporte un peu sur le souci. Le contraire serait vraiment idiot, non ? ».
En cette fin d'été 1966, c'est avec un sentiment d'exaltation qu'il remet à neuf le lieu qui va devenir le sien. Homme modeste, de peu de mots, il trouverait prétentieux de lui donner son propre patronyme : ce sera donc le « Café sans nom », où va bientôt se retrouver un petit monde d'habitués. Le succès est tel que Robert ne tarde pas à proposer à Mila, une jeune couturière juste licenciée par son usine, de venir le seconder.
En quelques traits, en quelques images saisissantes, l'écrivain rend terriblement attachantes les figures du quotidien qui viennent, le temps d'un café, d'une bière ou d'un punch, partager leurs espoirs ou leurs vieilles blessures. Et si, au fil des saisons et des années, des histoires d'amour se nouent, bagarres et drames ne sont jamais loin, battant le pouls de la ville.
Robert Seethaler puise en effet l'inspiration de son nouveau et magnifique roman dans l'endroit qui l'a vu naître : ses descriptions de Vienne émergeant des décombres, à l'ombre tutélaire de la Grande Roue du Prater, confèrent aux personnages du Café sans nom, et notamment à celui qui en est l'âme, une tendresse et une saveur bien particulières. -
AMOURS. Nous sommes en 1908. Léonor de Récondo choisit le huis clos d'une maison bourgeoise, dans un bourg cossu du Cher, pour laisser s'épanouir le sentiment amoureux le plus pur - et le plus inattendu. Victoire est mariée depuis cinq ans avec Anselme de Boisvaillant. Rien ne destinait cette jeune fille de son temps, précipitée dans un mariage arrangé avec un notaire, à prendre en mains sa destinée. Sa détermination se montre pourtant sans faille lorsque la petite bonne de dix-sept ans, Céleste, tombe enceinte : cet enfant sera celui du couple, l'héritier Boisvaillant tant espéré.
Comme elle l'a déjà fait dans le passé, la maison aux murs épais s'apprête à enfouir le secret de famille. Mais Victoire n'a pas la fibre maternelle, et le nourrisson dépérit dans le couffin glissé sous le piano dont elle martèle inlassablement les touches.
Céleste, mue par son instinct, décide de porter secours à l'enfant à qui elle a donné le jour. Quand une nuit Victoire s'éveille seule, ses pas la conduisent vers la chambre sous les combles.
Les barrières sociales et les convenances explosent alors, laissant la place à la ferveur d'un sentiment qui balayera tout.
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Michelangelo, en ce printemps 1505, quitte Rome bouleversé. Il vient de découvrir sans vie le corps d'Andrea, le jeune moine dont la beauté lumineuse le fascinait. Il part choisir à Carrare les marbres du tombeau que le pape Jules II lui a commandé. Pendant six mois, cet artiste de trente ans déjà, à qui sa pietà a valu gloire et renommée, va vivre au rythme de la carrière, sélectionnant les meilleurs blocs, les négociant, organisant leur transport. Sa capacité à discerner la moindre veine dans la montagne a tôt fait de lui gagner la confiance des tailleurs de pierre.
Lors de ses soirées solitaires à l'auberge, avec pour seule compagnie le petit livre de Pétrarque que lui a offert Lorenzo de Medici et la bible d'Andrea, il ne cesse d'interroger le mystère de la mort du moine, tout à son désir impétueux de capturer dans la pierre sa beauté terrestre.
Au fil des jours, le sculpteur arrogant et tourmenté, que rien ne doit détourner de son oeuvre, se laisse pourtant approcher : par ses compagnons les carriers, par la folie douce de Cavallino, mais aussi par Michele, un enfant de six ans dont la mère vient de mourir. La naïveté et l'affection du petit garçon feront resurgir les souvenirs les plus enfouis de Michelangelo.
Parce qu'enfin il s'abandonne à ses émotions, son séjour à Carrare, au coeur d'une nature exubérante, va marquer une transformation profonde dans son oeuvre. Il retrouvera désormais ceux qu'il a aimés dans la matière vive du marbre.
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Près de dix ans se sont écoulés depuis la parution du dernier livre de Claire Keegan, pendant lesquels elle a animé des ateliers de creative writing dans le monde entier. À ses étudiants, elle enseigne avec constance que l'écriture est affaire de suggestion, jamais d'explication, et qu'un auteur accompli se doit de maîtriser sa phrase et sa structure, mais aussi le moindre de ses paragraphes.
Ce genre de petites choses, son nouveau récit, est une éblouissante mise en pratique de ces préceptes. Dans une petite ville de l'Irlande rurale, Bill Furlong, le marchand de bois et charbon, s'active à honorer ses commandes de fin d'année. Aujourd'hui à la tête d'une petite entreprise et père de famille, il a tracé seul son chemin : accueilli dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, était domestique, il a eu plus de chance que d'autres enfants.
En cette veille de Noël, il va déposer sa livraison au couvent où les soeurs du Bon Pasteur - sous prétexte de les éduquer - exploitent à des travaux de blanchisserie des « filles de mauvaise vie ».
Ce qui se joue alors dans le coeur simple de cet homme, Claire Keegan va le laisser apparaître avec une intensité et une finesse qui donnent tout son prix à la limpide beauté de ce récit, aussi énigmatique et bouleversant que l'était Les Trois Lumières.
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Sur le pont du paquebot qui le ramène en Europe après une ultime saison à New York, Gustav Mahler laisse dériver ses pensées. À cinquante ans, il est un compositeur adulé et le chef d'orchestre le plus réputé de son temps, mais son corps souffrant lui rappelle que la fin est proche. Emmitouflé dans une épaisse couverture, l'oeil rivé sur la mer grise, son esprit dévide des souvenirs, surgis à la faveur d'une sensation fugace - le cri d'une mouette, l'ombre d'un nuage...
Robert Seethaler excelle à suggérer en quelques traits le pur bonheur des étés à la montagne, tout comme, dans un registre bien différent, la décennie pendant laquelle Mahler a réformé et dirigé l'Opéra de Vienne. L'amour tourmenté du musicien pour sa femme Alma, son chagrin à la mort de sa fille aînée et, bien sûr, la haute conception de son art traversent ce texte aussi bref que profond.
Sans la moindre emphase, l'écrivain restitue la légendaire exigence du maître, bourreau de travail malgré sa faible constitution, de même que sa quête permanente de la beauté.
C'est sans doute de son apparente simplicité que cet intense roman tire sa force. Les rares mots échangés face à l'océan entre l'illustre passager et le jeune garçon de cabine chargé de veiller à son bien-être sont à cet égard exemplaires.
Portrait tout en intériorité d'un artiste dont le génie ne s'est jamais tari, Le Dernier Mouvement est également une poignante méditation sur la puissance de la création.
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Hantée par des rêves de chevaux fous aux prénoms familiers, poursuivie par la question que sa fille pose à tout propos - « Elle est où, la maman ? » -, Marie vit un étrange été, à la croisée des chemins. Quand, sur le socle d'une statue de la Vierge au milieu du causse, elle découvre l'inscription Et à l'heure de notre ultime naissance, elle décide d'en explorer la mystérieuse invitation.
Dès lors, elle tente de démêler l'écheveau de son héritage. En savoir plus sur ses aïeules qui, depuis le mitan du XIXe siècle, ont donné naissance à des petites filles sans être mariées, et ont subsisté souvent grâce à des travaux d'aiguille, devient pour elle une impérieuse nécessité.
Elle interroge ses tantes et sa mère, qui en disent peu ; elle fouille les archives, les tableaux, les textes religieux et adresse, au fil de son enquête, quantité de questions à un réseau de femmes, historiennes, juristes, artistes, que l'on voit se constituer sous nos yeux. Bien au-delà du cercle intime, sa recherche met à jour de puissantes destinées. À partir des vies minuscules de ses ascendantes, et s'attachant aux plus émouvants des détails, Marie imagine et raconte ce qu'ont dû traverser ces « filles-mères », ces « ventres maudits » que la société a malmenés, conspués et mis à l'écart.
À fréquenter tisserandes et couturières, à admirer les trésors humbles de leurs productions, leur courage et leur volonté de vivre, la narratrice découvre qu'il lui suffit de croiser fil de trame et fil de chaîne pour rester ce cheval fou dont elle rêve et être mère à son tour.
Car le motif têtu de ce troublant roman, écrit comme un pudique hommage à une longue et belle généalogie féminine, est bien celui de la liberté, conquise en héritage, de choisir comment tisser la toile de sa propre destinée.
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Quatre ans après un avortement clandestin, Jeanne Blade se décide enfin à consulter. L'opération est devenue inévitable. Malgré cela, rien ne lui échappe des manières paternalistes du professeur d'obstétrique : le ton est donné de ce premier roman, ironique, distancé et toujours un brin narquois. C'est que Jeanne n'a pas le caractère d'une victime. À sa sortie de l'hôpital, le chirurgien lui annonce pourtant que sa stérilité serait bientôt irréversible.
La narration ne nous dira rien de sa réaction. On la retrouvera, bien plus tard, en grande conversation avec la Mêle-Brin, un esprit picard désinvolte et sourcilleux, avec qui elle entretient des relations mouvementées, épisodiques et imaginaires. Elle lui raconte son retour en France après une longue absence et son engagement dans les luttes féministes des années 1970. Et aussi sa rencontre avec un juriste algérien exilé, avec qui elle forme le projet d'avoir un enfant.
Portrait pudique et au cadrage serré d'une femme libre, ce premier roman fait également résonner l'esprit, les élans et les drames d'une époque - la question de la procréation et, d'autre part, le silence régnant sur la guerre d'Algérie - que Jeanne scrute avec une impatience non dénuée de préjugés, et surtout avec une insatiable curiosité. -
Pleine et douce
Camille Froidevaux-Metterie
- Sabine wespieser
- Litterature
- 5 Janvier 2023
- 9782848054674
Une musique libre et joyeuse s'élève des pages de ce premier roman : celle d'un choeur de femmes saluant la venue au monde de la petite Ève, enfant née d'un désir d'amour inouï.
Stéphanie est cheffe de cuisine, elle voulait être mère, mais pas d'une vie de couple. Elle est allée en Espagne bénéficier d'une procréation médicalement assistée, alors impossible en France. Greg, l'ami de toujours, a accepté de devenir le « père intime » d'Ève. Dans à peine deux semaines, aura lieu la fête en blanc organisée pour célébrer la naissance de leur famille atypique, au grand dam de la matriarche aigrie et vénéneuse qui trône au-dessus de ces femmes.
À l'approche des réjouissances, chacune d'elles est conduite interroger son existence et la place que son corps y tient. Toutes, soeurs, nièces, amies de Stéphanie, témoignent de leur quotidien, à commencer par Ève elle-même, à qui l'autrice prête des pensées d'une facétieuse ironie face à l'attendrissement général dont elle est l'objet. Comme dans la vie, combats féministes, tourments intimes et préparatifs de la fête s'entremêlent.
Camille Froidevaux-Metterie dépeint avec une grande finesse cette constellation féminine, tout en construisant un roman dont les rebondissements bouleversent : rien ne se passera comme l'imaginent encore Stéphanie et Jamila, la nounou d'Ève, s'activant la veille du festin tant attendu.
Tour à tour mordante et tendre, l'écriture, dans sa fluidité et ses nuances, révèle un véritable tempérament d'écrivaine. -
Pour qu'ils soient face au soleil levant
John Mcgahern
- Sabine wespieser
- Litterature Etrangere
- 9 Novembre 2023
- 9782848055053
Le titre de ce merveilleux roman de John McGahern fait référence à une vieille croyance païenne, que la puissante Église catholique irlandaise a eu du mal à détruire et qui voulait que les morts soient enterrés en regardant l'Est, That they may face the rising sun.
Ancré dans le comté de Leitrim, où l'auteur a grandi, ce livre a pour toile de fond le malaise laissé par des années de soumission à l'Église et aux traditions. Il met en scène une Irlande qui semble figée dans le temps, mais que n'épargne pas la violence politique.
Joe et Kate Ruttledge, athées l'un et l'autre, viennent de s'installer dans le pays, d'où lui est originaire. Après des années à Londres, ils font figures d'étrangers dans la petite communauté rurale dont la plupart des habitants n'ont jamais quitté l'Irlande, ni même leur village.
Les aménagements et les travaux de leur maison leur font connaître le voisinage : Jamesie, sans cesse rabroué pour sa curiosité maladive et dont le fils a réussi à Dublin ; Bill Evans, qui a tant de mal tous les soirs à remonter les deux seaux d'eau qu'il va puiser dans le lac, après les maltraitances subies dans sa jeunesse à l'orphelinat ; John Quinn, coureur de dotes et de jupons. Et tant d'autres.
Ces personnages formidablement attachants donnent au grand McGahern l'occasion de portraits savoureux et tout en nuances, servis par la langue gouailleuse et tendre de la campagne. La vie passe, avec ses drames et ses joies, ses veillées et ses retrouvailles : l'événement de l'été sera le retour au pays de Johnny, parti en Angleterre dans l'espoir d'y construire sa vie avec son grand amour.
Pour qu'ils soient face au soleil levant est une saga tranquille et puissante, où l'écriture incomparable de McGahern donne aux faits ordinaires la dimension du mythe. Ce dernier n'a pas en vain été comparé à Jean Giono, dont il pourrait être le frère irlandais. -
Depuis qu'il a composé le 911, le gérant pakistanais de la supérette de Franklin Heights, un quartier au nord de Milwaukee, ne dort plus : ses cauchemars sont habités de visages noirs hurlant « Je ne peux plus respirer ».
Jamais il n'aurait dû appeler la police pour le billet de banque suspect que lui a tendu dans la pénombre un type grand et baraqué pour régler son paquet de cigarettes, même si c'est la loi. S'il avait pris le temps de réfléchir, et s'il avait reconnu l'ancienne gloire locale du football américain, il se serait évidemment abstenu. La règle, quand on est musulman, et pas dupe de ce qui se passe entre la police et les noirs, c'est plutôt de ne pas s'attirer d'ennuis. Mais il est trop tard, et c'est par les medias du monde entier que lui a été révélée l'identité de son client de passage, de même que les détails de sa mort atroce, étouffé par le genou d'un flic à la tête de Kojak.
La figure d'Emmett, l'homme assassiné, va se dessiner à travers les différentes voix qui s'élèvent tour à tour, succédant au monologue tourmenté du commerçant. Son ancienne maîtresse d'école, accablée en apprenant le décès d'une nouvelle victime de la violence policière et raciste, reconnaît avec stupeur dans le visage apparu à l'écran les traits du gamin grassouillet et empoté qu'elle avait pris sous son aile. Il l'avait vite attendrie, dans cette école du ghetto noir où elle avait préféré enseigner plutôt que dans le quartier propret de ses origines. À quoi ont donc servi tous les combats menés dans les années soixante et soixante-dix ? se demande-t-elle désormais. Authie, l'amie d'enfance d'Emmett, née comme lui en 1975, ainsi que Stokely, le copain dealer, se souviennent du trio inséparable qu'ils formaient - on les appelait les trois mousquetaires - jusqu'à ce qu'Emmett parte étudier ailleurs. Enfant élevé par une mère très pieuse, après que le père, chassé par la désindustrialisation, eut quitté la ville pour ne plus y revenir, il n'a jamais cédé à l'argent facile, malgré les difficultés matérielles. Bon gars, dont Authie - qu'il surnommait « Shorty », sa sister - a toujours été un peu amoureuse, il filait droit, tout à sa passion pour le football.
C'est sans doute son talent pour ce sport qui lui a permis d'obtenir la bourse d'une université du Sud-Ouest pour un cursus d'informatique, même s'il n'avait jamais brillé en mathématiques. Mais intégrer une équipe universitaire lui permettrait, du moins l'espéraitil, de passer professionnel. Là-bas, son coach l'accueille comme un fils, l'encourage, lui donne confiance en lui. Sa fiancée de l'époque, une gracieuse jeune fille, blanche aux cheveux clairs, a été frappée elle aussi par le manque d'assurance de ce grand gaillard, pourtant devenu la star du campus. Tout lui sourit, jusqu'à l'accident qui l'immobilise quelques mois... Son coach lui conseille de redoubler son année. Influencé par un entourage avide, il préfère tenter d'intégrer trop tôt la sélection.
L'échec fait basculer son destin.
De retour des années plus tard à Milwaukee, c'est un homme contraint de collectionner les petits boulots, toujours harassé, que décrit son ex-femme, qui l'a quitté, pensant qu'elle méritait mieux. Et c'est Granny Martha, sa mère toujours aimante, toujours fidèle, qui a élevé ses trois enfants.
Louis-Philippe Dalembert a entrepris l'écriture de cet ample et bouleversant roman immédiatement après la mort de George Floyd, en mai 2020. Son personnage porte le prénom d'Emmett Till, un adolescent assassiné par des racistes dans le Sud en 1955, et rend hommage à toutes les victimes, à tous ces êtres humains à propos de qui Ma Robinson, l'ex-gardienne de prison devenue pasteure, rappelle pendant les funérailles la phrase de « ce bon vieux frère Langston Hugues, «moi aussi, je suis les États-Unis» ».
Car la force de ce livre, c'est de brosser de façon poignante le portrait d'un homme ordinaire que sa mort terrifiante a hélas sorti du lot. Avec la verve et l'humour qui lui sont coutumiers, l'écrivain nous le rend aimable et familier grâce à mille détails et anecdotes de son quotidien, de même que par les témoignages d'amour et d'affection qu'il a suscités de son vivant.
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Pendant des années, Kessané et sa soeur ont passé une partie de leurs étés en Géorgie, chez leurs grandsparents.
Même quand la situation politique est devenue instable, leur mère, Daredjane, tenait à ne pas les couper de son pays natal, qu'elle avait quitté pour s'installer en France avec son mari. Ainsi, tous les étés des années 1980, la même scène se reproduisait à l'aéroport de Moscou, au retour des vacances : les douanières soviétiques fouillaient les valises, menaçaient, terrorisaient les filles, ne manquant jamais de rappeler à Daredjane qu'ici, elle était soviétique, pas française, jusqu'à ce qu'enfin elles les laissent monter dans leur avion pour Paris.
Leur père, Tamaz, d'origine géorgienne lui aussi, issu de l'émigration de ses parents en 1921, les y attendait. La famille se retrouvait, reprenant le cours paisible des jours, dans leur pavillon du Vésinet.
Bien longtemps après, Daredjane contemple tristement le portrait de Tamaz. Son mari est mort depuis dix ans déjà et elle ne parvient pas à surmonter son chagrin. Dans la belle maison de Kessané en Provence, elle se sent seule, étrangère, tout est trop raffiné, trop loin d'elle et de la simplicité dans laquelle elle a élevé ses filles. Elle reproche à Kessané, devenue une brillante journaliste, de ne pas lui témoigner assez de compassion, de négliger sa soeur, d'être dure. La mort de Tamaz a fait voler en éclats l'harmonie passée, les soeurs, qui furent si proches, se sont éloignées l'une de l'autre.
Les raisons de ce désamour, Kéthévane Davrichewy va dès lors tenter de les élucider à la lumière des souvenirs heureux. Tout était si simple avant, et si romanesque : le coup de foudre de Tamaz pour Daredjane, venue se produire au théâtre des Champs-Élysées avec le Ballet de Géorgie ; la détermination de la belle danseuse à venir le rejoindre à Paris, alors qu'elle était repartie chez elle ; les vacances enchantées des filles avec leur mère dans la maison d'Abkhasie ; les premières amours de Kessané pour ce jeune Géorgien, un voisin de ses grands-parents...
Alternant passé et présent, la subtile romancière excelle à suggérer les failles, à scruter les dissonances - pourquoi Tamaz n'a-t-il jamais accompagné sa femme et ses filles en Géorgie ? - et surtout les silences :
Si on ne parlait pas de politique, encore moins devant les enfants, c'est pourtant sur fond d'exil et de guerre que s'est écrite l'histoire de cette famille apparemment si ordinaire.
Comme autant d'ondes de choc, les drames de leur pays d'origine viennent alors se mêler au drame intime que vivent ces trois femmes soudain confrontées à leur solitude. Nous nous aimions est un très beau roman sur les infinies répercussions que nous fait vivre la perte de l'enfance. -
« On dit que tu es née sept jours après le terme. Je pense que tu es née pendant sept jours », écrit Marie Richeux au début de ce récit intense et lumineux.
Pendant les sept journées qui suivent le moment supposé du terme de sa grossesse, la narratrice nous entraîne dans le vertige de l'attente. Oscillant entre la hâte et la crainte, elle marche sur le fil de sensations et d'émotions qu'exacerbent la lumière et la touffeur de l'été. Téléphone et ordinateur éteints, elle semble suspendue à l'arrivée de l'enfant. Le monde s'invite pourtant dans l'étrange parenthèse : les lectures, les images qu'elle regarde, les musiques qu'elle écoute, les fêtes qu'elle aime à rejoindre, ses vagabondages au bois de Vincennes ou dans la fraîcheur d'une cage d'escalier font trembler les contours d'une bulle radieuse, où la réalité et le temps apparaissent comme diffractés.
L'écriture dense, précise et sensible à la fois, fait ici merveille pour transformer une expérience très intime en une belle et confiante célébration : « Ça va arriver », ne cesse de scander le texte. -
C'est un samedi matin comme un autre, dans la maison isolée où Thierry, le narrateur, s'est installé des années auparavant. Il y vit avec sa femme Élisabeth, encore endormie ;
Leur fils habite loin désormais. Leur voisin Guy est rentré tard, sans doute a-t-il comme souvent roulé sans but avec sa fourgonnette. Thierry s'apprête à partir à la rivière, quand il entend des bruits de moteur.
La scène qu'il découvre en sortant est proprement impensable : cinq ou six voitures de police, une ambulance, des hommes casqués et vêtus de gilets pare-balles surgissant de la forêt. Un capitaine de gendarmerie lui demande de se coucher à terre le temps de l'intervention.
Tout va très vite, à peine l'officier montre-t-il sa stupeur lorsque Thierry s'inquiète pour Guy et Chantal, ses amis.
Thierry et Élisabeth, qui l'a rejoint, se perdent en conjectures.
En état de choc, ils apprennent l'arrestation de ces voisins si serviables, les seuls à la ronde, avec qui ils ont partagé tant de bons moments.
Tenu par le secret de son enquête, le capitaine Bretan ne leur donne aucune explication, il se contente de solliciter leur coopération. Au bout de vingt-quatre heures de sidération, réveillé à l'aube par des coups frappés à la porte, Thierry réalise enfin, filmé sur son seuil par une journaliste à l'affût de sensationnel, que Guy Delric est le tueur des fillettes qui disparaissent depuis des années.
Oscillant entre le déni, la colère et le chagrin, cet homme au naturel taciturne tente d'abord désespérément de retrouver le cours normal de sa vie : mais à l'usine, où il se réfugie tant bien que mal dans l'entretien des machines dont il a la charge, la curiosité de ses collègues lui pèse. Chez lui, la prostration d'Élisabeth le laisse totalement impuissant. Tandis que s'égrène sur toutes les chaînes de télévision la liste des petites victimes, il plonge dans ses carnets, à la recherche de détails qui auraient dû lui faire comprendre qui était véritablement son voisin. Les trajets nocturnes en fourgonnette, par exemple, ou cette phrase prononcée par Guy alors qu'ils observaient des insectes - un de leurs passe-temps favoris -, à propos de leur cruauté : « Tu sais quoi, Thierry, même le plus habile des criminels n'est pas capable d'une telle précision. » La descente aux enfers de cet être claquemuré en lui-même va se précipiter avec le départ de sa femme, incapable de continuer à vivre dans ce lieu hanté, cette maison loin de tout où elle avait accepté d'emménager avec réticence.
Tiffany Tavernier va dès lors accompagner son protagoniste dans un long et bouleversant voyage. Pour trouver une réponse à la question qui le taraude - comment avoir pu ignorer que son unique ami était l'incarnation du mal -, il n'a d'autre choix que de quitter son refuge, d'abandonner sa carapace. Thierry part sur les traces d'un passé occulté - une enfance marquée par la solitude et la violence, dont les seuls souvenirs heureux sont les séjours dans la ferme de son grand-père mort trop tôt.
Avec ce magnifique portrait d'homme, la romancière, subtile interprète des âmes tourmentées, continue d'interroger - comme elle l'avait fait dans Roissy (2018) -, l'infinie faculté de l'être humain à renaître à soi et au monde.
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Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, y grandit en apprenant à éviter les accès de violence de son père, à les anticiper. Si sa mère et sa soeur se résignent à la déferlante des mots orduriers, aux coups, aux retours avinés, préludes à de nouvelles scènes, Jeanne, malgré la peur permanente, lui tient tête. Jusqu'au jour où, pour une réponse péremptoire prononcée avec toute l'assurance de ses huit ans, il la roue de coups. Quand arrive le médecin du village, appelé à son chevet, elle est convaincue que cet homme éduqué et bienveillant va mettre fin au cauchemar : mais, à l'instar des proches et des voisins rustauds, il fait comme si de rien n'était, comme si elle avait été victime d'une simple chute.
Dès lors, son dégoût face à tant de lâcheté, et aussi son désir d'échapper à la terreur quotidienne vont servir de viatique à Jeanne. Grâce à la complicité d'une professeure, elle parviendra à s'inscrire à l'École normale d'instituteurs sans l'autorisation de son père. Cinq années de répit, dans la ville de Sion, loin du foyer familial. Mais le suicide de sa soeur agit comme une énième réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, inadaptée sociale, la jeune femme, que le moindre bruit fait encore sursauter, trouve une forme d'apaisement dans ce nouvel exil volontaire, et dans de longues séances de natation dans le lac Léman. Le plaisir de nager, découvert loin de son père, est le seul qu'elle parvienne à s'accorder. Habitée par sa rage d'oublier et de vivre, elle se construit une existence, s'ouvre aux autres, et s'autorise peu à peu une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s'invite, dans une attitude, un geste, un souvenir.
Sa préférée est un roman puissant sur l'appartenance à une terre natale, où Jeanne n'aura de cesse de revenir, malgré son enfance gâchée, malgré sa colère, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n'avoir su la protéger de son destin. -
Le nouveau roman d'Edna O'Brien laisse pantois. S'inspirant de l'histoire des lycéennes enlevées par Boko Haram en 2014, l'auteure irlandaise se glisse dans la peau d'une adolescente nigériane. Depuis l'irruption d'hommes en armes dans l'enceinte de l'école, on vit avec elle, comme en apnée, le rapt, la traversée de la jungle en camion, l'arrivée dans le camp, les mauvais traitements, et son mariage forcé à un djihadiste - avec pour corollaires le désarroi, la faim, la solitude et la terreur.
Le plus difficile commence pourtant quand la protagoniste de ce monologue halluciné parvient à s'évader, avec l'enfant qu'elle a eue en captivité. Celle qui, à sa toute petite fille, fera un soir dans la forêt un aveu déchirant - « Je ne suis pas assez grande pour être ta mère » - finira bien, après des jours de marche, par retrouver les siens. Et comprendre que rien ne sera jamais plus comme avant : dans leur regard, elle est devenue une « femme du bush », coupable d'avoir souillé le sang de la communauté.
Girl bouleverse par son rythme et sa fureur à dire, à son extrême, le destin des femmes bafouées. Dans son obstination à s'en sortir et son inaltérable foi en la vie face à l'horreur, l'héroïne de ce roman magistral s'inscrit dans la lignée des figures féminines nourries par l'expérience de la jeune Edna O'Brien, mise au ban de son pays pour délit de liberté alors qu'elle avait à peine trente ans.
Soixante ans plus tard, celle qui est devenue l'un des plus grands écrivains de ce siècle nous offre un livre d'une sombre splendeur avec, malgré tout, au bout du tunnel, la tendresse et la beauté pour viatiques.
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Il n'y aura pas de sang versé
Maryline Desbiolles
- Sabine wespieser
- Litterature
- 2 Mars 2023
- 9782848054780
ENTRE 1868 et 1869, quatre très jeunes femmes convergent vers Lyon pour travailler dans la première branche mécanisée de l'industrie de la soie : « ovalistes », elles garniront les bobines des moulins (ovales) afin de donner au fil grège la torsion nécessaire au tissage.
Rien ne les destinait à se rencontrer, hormis la nécessité de gagner leur vie : Toia est piémontaise, le curé du village l'a recommandée au colporteur chargé de recruter des filles de bonne moralité comme ouvrières non qualifiées. Ne sachant ni lire ni parler le français, elle arrive seule à Lyon en diligence, l'adresse de l'atelier notée sur un papier qu'elle montre à qui pourra l'aider.
Il en va de même pour Rosalie Plantevin, originaire de la Drôme où sévit la maladie du mûrier : elle n'a pas trouvé à s'y employer pour nourrir son enfant, laissé en pension à sa soeur. Marie Maurier, elle, vient de Haute- Savoie, où son père est carrier. Vive, drôle, elle amusera tout le monde, dans son atelier de la Guillotière. La très blonde Clémence Blanc est la seule Lyonnaise du quatuor, que révolte la mort en couches de l'amie avec qui elle partageait un minuscule garni.
Dans une magnifique métaphore autour de la forme ovale - celle du moulin, celle du stade -, Maryline Desbiolles imagine ses quatre personnages en relayeuses se passant le témoin pour une course qui les mènera, non pas à un record, mais à devenir parties prenantes d'un événement d'importance : la première grève de femmes de l'histoire.
C'est en juin 1869 que Philomène Rozan, figure bien réelle que l'autrice met en scène en camarade d'atelier de Clémence, prend la tête du mouvement :
Pour énoncer leurs revendications salariales, demander de meilleures conditions de travail et de logement et poser un préavis de grève, les filles ont recours à un écrivain public. Les maîtres mouliniers font bien sûr la sourde oreille. Elles s'enhardissent pourtant et, pendant quelques jours, le mouvement va s'amplifier. Le livre avance alors au rythme exaltant d'une troupe féminine s'autorisant enfin à cesser de courber l'échine :
Nos quatre relayeuses y apparaissent comme en couleur, dans une foule anonyme en noir et blanc, titubantes dans l'élan de leur propre audace.
La course aura été belle, Philomène Rozan repérée par Marx lui-même pour participer au congrès de l'Association internationale des travailleurs à Bâle, en septembre de cette année 1869. Mais trois hommes iront finalement à sa place, dont Bakounine.
L'acuité, la poésie, l'humour, la concision de l'écriture font ici merveille pour donner voix et corps à ces oubliées de l'histoire. -
Le tabac Tresniek
Robert Seethaler
- Sabine wespieser
- Litterature Etrangere
- 2 Octobre 2014
- 9782848051673
En août 1937, le jeune Franz Huchel, contraint de gagner sa vie, quitte ses montagnes de Haute-Autriche pour apprendre un métier à Vienne chez Otto Tresniek, buraliste unijambiste, bienveillant et caustique, qui ne plaisante pas avec l'éthique de la profession. Au Tabac Tresniek, se mêlent classes populaires et bourgeoisie juive de la Vienne des années trente. La tâche du garçon consistera d'abord à retenir les habitudes et les marottes des clients - comme celles du « docteur des fous », le vénérable Freud en personne, toujours grand fumeur de havanes - et aussi à aiguiser son esprit par la lecture approfondie des journaux, laquelle est pour Otto Tresniek l'alpha et l'oméga de la profession.
Mais, si les rumeurs de plus en plus menaçantes de la montée du national-socialisme et la lecture assidue de la presse font rapidement son éducation politique, sa connaissance des femmes, elle, demeure très lacunaire. Éperdument amoureux d'une jeune artiste de variété prénommée Anezka et ne sachant à quel saint se vouer, il va chercher conseil auprès du célèbre professeur, qui habite à deux pas. Bien qu'âgé et tourmenté par son cancer de la mâchoire, Freud n'a rien perdu de son acuité intellectuelle, mais se déclare incompétent pour les choses de l'amour. Il va pourtant céder à l'intérêt tenace que lui témoigne le jeune garçon, touché par sa sincérité et sa vitalité. Une affection paradoxale s'installe ainsi entre le vieux Freud et ce garçon du peuple, vif et curieux, à qui il ouvre de nouveaux horizons.
Mais les temps ne sont guère propices aux purs et, dès mars 1938, l'Anschluss va mettre un terme brutal à l'apprentissage de Franz et à sa prestigieuse amitié. Otto Tresniek, qui persiste à vendre à sa clientèle juive, est arrêté, et Franz tenu de reprendre le magasin. Le jeune homme gère la boutique du mieux qu'il peut. Notant ses rêves sur la suggestion de Freud, il en fait un usage inédit qui s'avère une stratégie commerciale payante : chaque matin il affiche sur la vitrine son rêve de la nuit, attirant ainsi passants intrigués et clients potentiels. Son commerce s'en trouve mieux, mais ses amours vont mal...
Après avoir appris l'assassinat de Tresniek dans les locaux de la Gestapo et assisté au départ en Angleterre de Freud acculé à l'exil, Franz ose un geste de révolte magnifique et désespéré. En lieu et place de la gigantesque croix gammée qui flotte sur Vienne, il parvient, à la barbe des gestapistes, à hisser le pantalon d'Otto Tresniek, dont l'unique jambe gonflée par le vent s'élève dans le ciel viennois. Tel un index pointé vers le lointain, elle fait signe à ses habitants de prendre le large. Mais on ne nargue pas impunément les dictatures...
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Comment caractériser une vie entière ? Les voix qui s'élèvent ici sont celles des habitants du cimetière, qu'on nomme « le champ » dans la petite ville de Paulstadt. À la concision des épitaphes, l'écrivain substitue les mots des défunts. Par un souvenir, une sensation fugace, une anecdote poignante, chacun de ces narrateurs évoque ce que fut son existence.
Au fil de la lecture émerge le portrait d'une bourgade comme tant d'autres, marquée par le retour de la prospérité au mitan du siècle dernier. La vie tourne autour des figures locales : le maire, la fleuriste, le facteur, le curé dévoré par les flammes dans l'incendie de l'église, le marchand de légumes...
Les voix se font écho, s'entrelacent, se contredisent parfois, formant le tableau d'une communauté riche d'individus et de sensibilités différentes. Subtil interprète de l'âme humaine, Robert Seethaler se penche sur leur intimité : les amours naissantes, les amours heureuses, ou moins harmonieuses - quand les fantasmagories de la femme signent pour son époux échec, malheur et drame.
Le plus saisissant dans ce texte est l'émotion qui sourd de chaque histoire : non celle de savoir le protagoniste disparu, mais l'empathie que parvient à susciter l'auteur pour ces êtres si vivants, leurs espoirs, leurs doutes, leurs ambitions, leur solitude.
Le Champ est un livre sur la vie, que Seethaler réussit à dire avec autant de simplicité que de profondeur.
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La furieuse : rives et dérives
Michèle Lesbre
- Sabine wespieser
- Litterature
- 2 Février 2023
- 9782848054698
« Rives et dérives » est un parfait sous-titre pour ce nouveau texte de Michèle Lesbre. Elle y emprunte des chemins de traverse afin de rejoindre une rivière, la Furieuse, dont le nom - sans qu'elle la connaisse - a résonné en elle de manière particulière. « Rives et dérives » pourrait également caractériser son beau parcours d'écriture, où petit à petit elle a délaissé la forme romanesque pour vagabonder dans une prose plus libre, plus voyageuse et rêveuse. Ce récit clairement autobiographique se lit comme un art poétique de l'écrivaine.
Voici comment elle évoque, à la première personne, son projet : « J'écris ce texte comme on s'échappe, comme un retour à un monde possible. Et cette échappée me conduit vers la Furieuse, petite rivière du Doubs, affluent de la Loue, où Courbet se baignait enfant, où il s'est baigné jusqu'à la fin de sa vie.
C'est le nom qui m'a séduite d'emblée, la Furieuse. Sans doute contenait-il toutes mes colères, il parlait de moi.
Ce n'est pas un roman, c'est le récit d'un voyage intime traversant aussi les oeuvres d'auteurs aimés qui ont descendu ou remonté fleuves et rivières, ont vécu sur leurs rives parfois (Magris, Esther Kinsky, Paolo Rumiz, Jean-Paul Kaufmann, Jean Rolin, Michèle Desbordes, Julien Gracq...).
C'est un appel au secours à l'enfance, petite patrie lumineuse en laquelle je retrouve un peu de paix. C'est peut-être même elle qui a suscité ce voyage, en réveille d'anciens, me console de ce monde, me rend ma liberté.
J'écris depuis plus de trente ans, jamais de livre autobiographique, mais mes romans sont tous écrits à la première personne. J'aime cette phrase de J.-B. Pontalis, à propos du je utilisé dans un de ses livres : «Ce n'est pas un je autobiographique, c'est le je qui s'écrit. » -
Les lanceurs de feu
Jan Carson
- Sabine wespieser
- Litterature Etrangere
- 9 Septembre 2021
- 9782848054155
À Belfast, l'été 2014 restera dans les mémoires comme celui des Grands Feux. Bien avant les feux de joie traditionnellement élevés à l'occasion de la grande parade orangiste du 12 juillet, de gigantesques foyers illuminent la ville cette année-là, malgré l'interdiction formelle des autorités. Jusqu'à la fin des Troubles, en 1998, le Douze donnait régulièrement lieu à des affrontements entre nationalistes catholiques et loyalistes protestants. Aujourd'hui encore, la violence n'est jamais loin :
« Les Troubles sont terminés, maintenant. C'est ce qu'on nous a dit dans les journaux et à la télévision. Ici nous sommes très portés sur la religion. Nous avons besoin de tout croire par nous-mêmes. (On a tous tendance à enfoncer les doigts dans la plaie et bien fouiller autour.) Nous ne l'avons pas cru dans les journaux ni à la télévision. Nous ne l'avons pas cru dans nos os. Après tant d'années assis sur une position, nos épines dorsales s'étaient figées. Il nous faudra des siècles pour les déplier », écrit Jan Carson avec l'acuité et l'humour qui caractérisent son regard sur sa ville natale.
Mené tambour battant, son roman met en parallèle le quotidien de deux pères de famille, l'un et l'autre rongés par l'angoisse pendant les trois mois de cet été particulier.
Le premier, Jonathan Murray, est médecin. Lors d'une nuit de garde, il répond à l'appel d'une femme à la voix si enchanteresse qu'il lie son sort au sien. Ensemble, ils ont un enfant que sa fascinante génitrice abandonne dès sa naissance. Depuis lors, Jonathan l'élève seul, oscillant entre le ravissement et la terreur de découvrir sur le petit visage inoffensif le moindre signe de ressemblance avec sa mère...
Le second père, Sammy Agnew, ancien paramilitaire loyaliste, n'a qu'une peur : avoir transmis à son fils ses propres pulsions de violence.
Or, depuis quelques jours, circule une vidéo sur laquelle un « Lanceur de feu » se filme avec des pancartes incitant à propager les incendies : derrière la silhouette en survêtement noir surmontée d'un masque à l'effigie de Guy Fawkes, symbole de protestation, Sammy croit distinguer son garçon taciturne, qui vit comme une ombre à l'étage de la maison familiale.
Dans la chaleur de l'été, alors que la panique gagne et que Belfast s'embrase, ces pères, sans rien en commun sinon leur impuissance face à la violence qu'ils craignent d'avoir engendrée, finissent par se rencontrer...
Leurs errances apparaissent comme la métaphore de cette ville où protestants et catholiques, flics et manifestants, pauvres et riches se frôlent sans se connaître, et dont Jan Carson dresse un époustouflant portrait. Son réalisme fait merveille pour embarquer le lecteur dans des situations où tout peut arriver... même croiser des enfants dotés de pouvoirs spéciaux. Comme le dit Sammy à Jonathan, il suffit d'aller voir ce qui se passe de l'autre côté de la rue.
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Sur le parking d'un supermarché, dans une petite ville de province, une femme se démaquille méticuleusement, tristement. Enlever sa perruque, sa robe de soie, rouler ses bas sur ses chevilles : ses gestes ressemblent à un arrachement. Bientôt, celle qui, à peine une heure auparavant, volait quelques instants de joie et dansait à corps perdu sera devenue méconnaissable. Laurent, en tenue de sport, a remis de l'ordre dans sa voiture et dissimulé dans le coffre la mallette contenant ses habits de fête. Il s'apprête à retrouver femme et enfants pour le dîner.
Petit garçon, Laurent passait des heures enfermé dans la penderie de sa mère, détestait l'atmosphère virile et la puanteur des vestiaires après les matchs de foot. Puis il a grandi, a rencontré Solange au lycée, il y a vingt ans déjà. Leur complicité a été immédiate, ils se sont mariés, Thomas et Claire sont nés, ils se sont endettés pour acheter leur maison. Solange prenait les initiatives, Laurent les accueillait avec sérénité. Jusqu'à ce que surviennent d'insupportables douleurs, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus réfréner ses envies incontrôlables de toucher de la soie, et que la femme en lui se manifeste impérieusement. De tout cela, il n'a rien dit à Solange. Sa vie va basculer quand, à la faveur de trois jours solitaires, il se travestit pour la première fois chez eux. À son retour, Solange trouve un cheveu blond...
Léonor de Récondo va alors suivre ses personnages sur le chemin d'une transformation radicale. Car la découverte de Solange conforte Laurent dans sa certitude : il lui faut laisser exister la femme qu'il a toujours été. Et convaincre son entourage de l'accepter.
La détermination de Laurent, le désarroi de Solange, les réactions contrastées des enfants - Claire a treize ans, Thomas seize -, l'incrédulité des collègues de travail : l'écrivain accompagne au plus près de leurs émotions ceux dont la vie est bouleversée. Avec des phrases limpides, des mots simples et d'une poignante justesse, elle trace le difficile chemin d'un être dont toute l'énergie est tendue vers la lumière.
Par-delà le sujet singulier du changement de sexe, Léonor de Récondo écrit un grand roman sur le courage d'être soi.
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Dans sa classe de onze enfants, Hannah se sent exclue de tout : ses parents, fondamentalistes protestants, ne l'autorisent à se rendre ni au cinéma, ni aux fêtes d'anniversaire et pas non plus à la sortie de fin d'année. Ce 25 juin 1993 est le dernier jour d'école et, malgré les Troubles qui semblent ne jamais vouloir finir, tous rêvent d'un été insouciant.
Mais une inquiétude d'une autre espèce s'installe à Ballylack, localité imaginaire d'Irlande du Nord qui n'est pas sans rappeler Ballymena, où est née l'auteure : Ross, un condisciple d'Hannah, meurt d'un mal inconnu et mystérieux, bientôt suivi par Kathleen. Parce que les deux premières victimes étaient de faible constitution, la communauté tente de se rassurer. Mais, quand les camarades d'Hannah disparaissent les uns après les autres, la panique s'installe. Ballylack est envahie par des équipes scientifiques chargées de découvrir l'origine de cette épidémie ne frappant que les enfants, devenue une affaire nationale. Et, bien sûr, des hordes de journalistes leur emboîtent le pas.
Hannah n'est atteinte d'aucun symptôme. Mais elle vit une expérience qu'il lui est impossible de confier à quiconque : un à un, les fantômes de ses amis viennent la hanter.
Si Jan Carson, grande amatrice de réalisme magique, embarque son lecteur dans des situations où tout peut arriver, c'est avec une scrupuleuse précision et une ironie mordante qu'elle scrute les effets de la crise sur les habitants du bourg. Maîtresse dans l'art du récit, elle met à nu ses personnages, notamment les parents des petites victimes, dont elle construit des portraits formidables de véracité et d'énergie. -
L'action se déroule principalement à Zurich, dans l'auberge de Brigitte, une couturière qui a hébergé James et Nora Joyce dès leur arrivée en Suisse. En ce 13 janvier 1941, les deux femmes sont dans l'attente fébrile de nouvelles de l'hôpital après la grave opération que vient de subir l'écrivain.
Sur scène, Nora évoque sa rencontre avec James, leur vie d'errances et leur passion. Elle est bientôt rejointe par Lucia, leur fille, flamboyante danseuse qui affirme s'être échappée de la clinique où elle était internée à La Baule, puis par une ancienne maîtresse de Joyce et, enfin, par Harriet Weaver, sa mécène.
Grâce à d'astucieux dispositifs permettant d'alterner des flashbacks avec les échanges, les souvenirs et les rêves de ces « femmes de Joyce », Edna O'Brien dessine un portrait d'une rare intensité de l'indépassable auteur d'Ulysse. Elle déploie également de magnifiques figures féminines, dont les voix, qui puisent leur intensité dans l'oeuvre même et aussi dans les scènes vécues, résonneront longtemps.