L'interprétation, parce qu'elle ressemble à des croyances, a été écartée de la science moderne, en tout cas négligée, au profit de la déduction et la généralisation. Pourtant l'histoire des sciences nous montre son rôle permanent tant dans les sciences humaines que de la nature. C'est elle qui relance la fécondité dans les moments de compréhension difficile.
Le positivisme, qui reste une référence majeure dans les pratiques actuelles, est responsable de cette situation. Il cherche les commandements auxquels se soumet la nature. Cependant, après la période de conquête, nos inquiétudes sur l'environnement appellent une science plus ouverte, plus compréhensive des éventualités. Nicolas Bouleau montre que le coeur du problème est d'utiliser dans la science les matériaux interprétatifs que sont les craintes. Prolongeant et concrétisant les idées de Jonas, il décrit le travail d'élaboration de craintes désintéressées par une enquête sur un être supposé, comme par exemple l'agent de transmission de la maladie de la vache folle. L'ouvrage porte plus largement sur la façon de penser l'éventuel dans les relations des humains avec leur contexte.
Aujourd'hui, le travail de l'ingénieur ou du chercheur se fait principalement à l'aide des modèles. Des sciences de la matière à la sociologie en passant par l'environnement et l'économie, la modélisation est devenue, grâce à l'informatique, le mode d'expression le mieux adapté à la préparation des projets et à la décision collective sous toutes ses formes, parce qu'elle met en oeuvre naturellement l'interdisciplinarité indispensable aux problèmes complexes.
Faut-il prendre ces modèles pour la vérité ? C'est ce que prétendent souvent leurs auteurs. Pourtant, on voit bien à travers des cas concrets qu'on aurait pu prendre les choses autrement, qu'une autre approche aurait fait apparaître d'autres aspects, d'autres idées, d'autres risques.
Éclairé par diverses théories de la connaissance (W. Quine, T. Kuhn et U. Beck), ce livre montre que critiquer efficacement une modélisation nécessite de construire d'autres modèles du cas étudié. La contre-modélisation est la pratique indispensable aujourd'hui pour que la connaissance ne se cantonne pas à l'ésotérisme technocratique des boîtes noires ; elle doit être enseignée comme une dissertation scientifique, en suscitant la pensée critique.
Un public large trouvera dans ce livre matière à réflexion : les chercheurs et les doctorants d'abord, en situation de construire des modèles ; les membres actifs des associations qui s'engagent sur le terrain et sur internet, et sont amenés à participer à des modélisations ; enfin les enseignants qui, utilisant à juste titre la modélisation à des fins pédagogiques, sont souvent mal à l'aise avec le parti pris inhérent à une démarche de représentation.